Voici la seconde partie de cette nouvelle fantastique en deux épisodes. Quel sera le dénouement de la lutte entre dragons ? Quel est le lien avec le drame vécu par Amélia ?
Si ce n’est déjà fait, lisez « Le Dragon, partie 1 », ici.
Auteur : Pascal Vanpée
Illustration : NightCafé
Attention : certains récits peuvent contenir des scènes de violence modérée ou des éléments qui pourraient choquer de jeunes lecteurs. Il est recommandé de les lire à partir de 16 ans.
Il ne s’agissait plus d’une bataille, mais d’un carnage. La brume carmin qui avalait la ligne de front titanesque était autant le fait de la poussière de la terre ocre foulée par une multitude de bottes que de la vaporisation du sang jaillissant de milliers de plaies et de membres amputés. Les hordes de peaux-vertes et de démons déferlaient sans cesse contre le mur des défenseurs, mues par la rage et le désir de détruire tout ce qui était beau et bon en ce monde. La haine de leur sombre maître les consumait au point d’en perdre la raison, en plus d’avoir perverti leur chair. Le Grand Dragon survolait les combats tentant d’apporter son aide où elle pouvait être la plus efficace. Jet de flammes coupant l’élan d’une charge, coup de queue forçant l’ennemi à reculer. Mais il se réservait dans l’attente de l’instant décisif. Et soudain, il fut là, dans toute sa sinistre majesté. Hélas, il n’était plus que la parodie monstrueuse de la beauté et de la perfection qu’il incarnait autrefois. De son torse disproportionné jaillissaient de longs coups serpentins coiffés d’innombrables têtes aux gueules grimaçantes de fureur, de sadisme et de perversion. Ses ailes membraneuses se déchiraient alors que de petits démons se nourrissaient de sa putrescence. Ses écailles jadis d’un blanc étincelant desquamaient par plaques purulentes. Les deux frères dragons se toisèrent un court instant avant de se ruer à l’assaut l’un de l’autre. Le temps sembla se suspendre. Les regards des deux camps se tournèrent vers ces deux êtres primordiaux s’avilissant dans un déferlement de violence. Les crocs et les griffes de chacun cherchaient à éteindre la vie de son frère. La puissance, garante de la paix du monde, incarnait désormais le chaos et la souffrance.
C’était le moment attendu ! Restez loin des combats jusqu’alors, d’autres dragons apparurent autour des deux combattants. Tous étaient là, des grands Dracs ancestraux aux jeunes vers mineurs. Tous étaient présents pour l’ultime sacrifice. De leur énergie s’ouvrit un gouffre béant dans la réalité du monde. Ce néant tourbillonnant incarnait la punition du Déchu et des créatures qui l’avaient suivi. Les peaux-vertes furent les premières à comprendre la menace et à tenter de fuir en désordre, mais plus rien ne pouvait les sauver. Le sol se dérobait sous leurs pieds et leurs mains griffaient le rebord. Malgré toutes leurs précautions, les dragons ne parvinrent pas à protéger intégralement leurs troupes et de nombreux combattants du front disparurent avalés dans le trou grandissant. Il en alla de même pour de nombreux vers mineurs et quelques Dracs ancestraux, trop faibles, ou trop proches du maelstrom que pour s’extraire de son attraction. Le Déchu réalisa la menace qui planait sur lui et tenta de prendre la fuite. Il déploya ses ailes suffisamment puissantes que pour se projeter sur une distance gigantesque en un seul battement. Le Grand Dragon avait prévu cette éventualité et s’y était préparé. Déterminé, il s’agrippa au dos de son frère, le forçant à rabattre ses ailes. Les deux corps chutèrent ensemble dans une vrille infernale.
Mon cri troubla les sons réguliers des appareils de monitoring, rappelant la présence d’un être humain dans cette chambre des soins intensifs. Pour peu que je mérite encore cette appellation, moi, l’être hybride. Je tends mes mains devant mon visage. Mes doigts sont autant de branches tordues et griffues. Je fais jouer dans la lumière des écrans les reliefs des écailles qui remplacent désormais ma peau. Quelqu’un toque à la porte et le visage d’une infirmière apparaît dans l’entrebâillement.
– Je ne vous dérange pas ? Vous avez de la visite !
– Je ne veux voir personne, grognais-je en enroulant ma tête sous mon drap. Allez-vous-en !
– Papa ?
Au son de la voix de ma fille, mon sang se fige et mon cœur se gonfle. Des sentiments contradictoires s’emparent de moi. D’une part, je ne veux pas qu’elle me voit dans cet état et d’autre part, je suis heureux qu’elle soit là. J’ai tellement de choses à lui dire.
– C’est bon, entre !
– Bonj… oh ! La voix d’Amelia se brise alors qu’elle tente de ravaler un sanglot.
– Ne me regarde pas, je suis affreux, m’exclamais-je de sous mon drap.
– Je ne vais pas te dire que ce n’est rien. C’est impressionnant. Mais ça va aller.
Je l’entends inspirer avant de la sentir se hisser sur mon lit alors que sa main se pose sur mon bras. Je frissonne, ce qui fait se redresser les minuscules épines qui pointent entre mes écailles.
– Attention, tu risques de te blesser ! Il s’en suit un temps de réflexion avant de poursuivre. « Je suis désolé pour les propos que j’ai tenus la dernière fois. Je me suis emporté. Ce n’était pas juste. »
– Excuse-moi aussi.
Elle pose sa tête sur mon corps difforme et nous échangeons des banalités, essayant de rattraper le temps perdu.
Puis vint l’inévitable question : « Et toi, ça va ? »
Il y avait tellement de réponses possibles, de la plus évidente à la plus compliquée. Je choisis celle qui me tenait le plus à cœur.
– Je rêve d’événements d’un lointain passé.
Amélia se crispe avant de me rétorquer « Les médecins disent que ton état et les traitements pourraient te donner des hallucinations. »
– Cela dépasse ce stade. J’ai l’impression qu’il y a une vérité cachée, depuis toujours, juste là, sous nos yeux. Tu te rappelles notre visite de Carcassonne et des fondements de l’hérésie cathare ?
– Avec quoi tu viens ? J’étais petite. Attends voir… tu parles de cette histoire où des démons et des anges tombent dans un gouffre… ou un truc comme ça.
– Je salue ta mémoire. Pour punir Lucifer et ses acolytes, Dieu les précipita en enfer. Malheureusement, des anges fidèles tombèrent avec eux. Depuis, ils y vivent en ayant oublié leur condition.
– Bref, une sorte de Matrix à la mode cathare !
– C’est bien ça. Quand on y pense, la littérature et le cinéma regorgent d’allusions à cette croyance, pourtant très régionale et méconnue, comme si elle était écrite au plus profond de nous.
– Et tu en rêves ?
– En quelque sorte, cela ressemble plus à des souvenirs lointains qui ressurgissent. C’est tellement… réaliste. Tu te moques, je l’entends bien.
Ma fille tressaille sur le matelas alors qu’elle pouffe de rire.
– Excuse-moi. Continue, s’il te plait. J’ai toujours aimé quand tu me racontes des histoires.
– Je suis certain qu’il n’y avait pas que des anges lors de cette lutte évoquée par les cathares. Il y avait une multitude de créatures différentes qui habitent depuis lors les contes et légendes de notre monde ainsi que la littérature qui s’en est inspirée. Comme dans le Seigneur des anneaux, tu vois ?
– Papa, tu exagères, me morigène-t-elle.
– Pourquoi retrouve-t-on les mêmes types de créatures dans des folklores parfois très éloignés, comme les Trolls et les Korrigans ? Pourquoi ces mythes sont-ils aussi persistants, malgré l’émergence du monothéisme ? Tu vas me dire que tu n’as jamais croisé un orc dans le métro ? Personnellement, j’ai vu une elfe en ta mère dès le premier jour. Et toi, ne t’appelle-t-on pas « petit dragon » depuis la crèche ?
– C’est complètement dingue, arrête !
– Non, je dois te l’expliquer, car je suis convaincu que c’est à l’origine de ce qui m’arrive.
Je la sens une nouvelle fois se crisper. Cela fait beaucoup de révélations en une fois. Mais je dois lui dire la vérité. Toute la vérité. Je poursuis avec passion, me redressant sur un coude.
– J’ai la conviction d’avoir assisté à cet affrontement, d’être un ancien dragon tombé par accident avec les créatures déchues. Aujourd’hui, j’ai trop négligé, et depuis trop longtemps, ma nature profonde. Je me suis trop plié aux règles de cette réalité qui les emprisonne au détriment de mes propres valeurs. En réaction, mon corps se révolte et se transforme. Je dois retrouver mon équilibre, si ce n’est pas trop tard.
Amélia me regarde, figée telle une statue de marbre. Des larmes roulent lentement sur ses joues.
– Je ne veux pas te perdre, Papa, j’ai encore besoin de toi, dit-elle dans un souffle.
J’essaie de la prendre dans mes bras sans la blesser, entre mes propres excroissances et les appareils de monitoring.
– Je sais, mon p’tit dragon, mais plus de la même manière. Être parent, c’est accompagner son enfant, pas faire à sa place. Quand il est petit, il faut lui tenir le bras pour qu’il trouve son équilibre lors de ses premiers pas ou encore le tenir à bout de bras pour qu’il attrape quelque chose hors de portée. Mais au fur et à mesure qu’il grandit, l’accompagnement est de moins en moins physique, mais plus moral. Il consiste à insuffler notre amour et notre confiance infinie en tes capacités à y arriver pour que tu puisses avancer avec force et autonomie. Parce que toi aussi, tu es une créature fantastique qui doit s’épanouir en accord avec sa nature. Tu vois, c’est une autre façon de te tenir à bout de bras pour atteindre l’inaccessible. Mais tu auras toujours le feu d’un vieux dragon qui t’aime et crois en toi au fond de ton cœur.
Nous restons de longues minutes dans les bras l’un de l’autre à pleurer. Au bout d’un temps trop court, ma fille se relève et sèche ses larmes du revers de sa manche. Elle me promet de venir me voir le plus souvent possible avant de s’en aller. De sa visite, il ne reste qu’une trace tiède sur le matelas. Petit à petit, la torpeur du sommeil s’empare de moi.
Sous mes yeux, le Grand Dragon et son frère déchu sombraient dans le néant du gouffre. Je sentais mes propres forces m’abandonner alors que je luttais contre son attraction. Je battais des ailes et tendais mon corps avec désespoir. Le maelstrom m’avalait progressivement tandis que mes souvenirs et mon identité me quittaient peu à peu.

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